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The Mukaab

    Le nouveau projet pharaonique de Mohammed ben Salmane confirme la stratégie politique et économique dans lequel le prince héritier a engagé l’Arabie saoudite. Pour Alain Musset, géographe à l’Institut universitaire de France, il traduit même une volonté de porter une nouvelle civilisation.

    Jusqu’où ira sa folie des grandeurs ? Après Neom, une mégalopole en plein désert en cours de construction, le prince héritier Mohammed ben Salmane, dit « MBS », a jeté son dévolu sur Riyad, la capitale de l’Arabie saoudite, dans laquelle il prévoit de construire « le plus moderne des centres-villes » au monde, appelé « New Murabba ». Musée, université de technologie et de design, cinéma… Quatre-vingts lieux de divertissements sont annoncés, en plus des dizaines de milliers de logements. Clou du spectacle : le cœur de ce quartier sera un gigantesque cube, aux dimensions complètement folles puisque ses arêtes seront longues de 400 m.

    Après Neom (une ville nouvelle futuriste), Red Sea (un complexe hôtelier de luxe), Qiddiya (un parc d’attractions) et Roshn (un projet immobilier), il s’agit du cinquième « giga projet » porté par le Public investment found (PIF), le fonds souverain de l’Arabie saoudite.

    Le projet s’inscrit dans la droite ligne du plan du prince héritier pour sortir l’économie de l’Arabie saoudite de sa dépendance à sa rente pétrolière. Mais il pourrait aussi cristalliser les contestations contre le régime en cas de retard voire d’échec, mais aussi par la forme choisie pour sa pièce centrale : le Mukaab.

    Un pas de plus vers Vision 2030

    Créer de toutes pièces un nouveau centre-ville dans la capitale pour en faire une destination touristique mondiale, cela n’a rien d’étonnant pour les observateurs du royaume wahhabite selon Robert Mogielnicki, chercheur à l’Arab Gulf States Institute, un centre de réflexion situé à Washington. « New Murabba suit un modèle familier : le gouvernement prend une nouvelle initiative ; une entreprise de développement associée est créée par le Public Investment Fund (PIF) ; il y a des offres résidentielles, professionnelles et de divertissement ; et il y a de lourdes dimensions de tourisme et de technologie », souligne-t-il.

    Le projet s’intègre au plan Saudi Vision 2030, lancé pour permettre à l’Arabie saoudite de résister à la fin programmée de l’exploitation du pétrole, alors que la part des hydrocarbures dans le PIB se situe toujours autour des 40 %.

    Il faut donc trouver de nouvelles sources de revenus pour le royaume. Et le tourisme est un des principaux axes de ce plan. Pour attirer les visiteurs du monde entier, le PIF investit des milliards dans de nouvelles infrastructures de divertissement pour le royaume. Et il en a les moyens : c’est le septième fonds souverain mondial avec 620 milliards de dollars d’actifs, selon son premier rapport annuel en 2021 analysé par la Direction générale du Trésor.

    Le fonds a déjà créé plus de 60 entreprises locales dans divers secteurs, comme l’immobilier ou le halal. Pour ériger New Murabba, c’est la New Murabba Development Company qui a été montée. Le fonds s’est engagé en 2021 à investir 40 milliards de dollars par an d’ici à 2025 et à créer 1,8 million d’emplois en Arabie saoudite.

    Un projet davantage exposé

    Les autorités l’assurent, New Murabba créera 334 000 emplois directs et indirects et rapportera près de 45 milliards d’euros au PIB non pétrolier. Mais le coût du projet faramineux n’a pas encore été évoqué. De quoi alimenter les spéculations sur sa faisabilité, comme c’est le cas pour Neom et sa ville futuriste « The Line ».

    D’autant que par rapport aux précédents projets engagés, il a une première particularité. « C’est à Riyad, plutôt que dans une partie éloignée du pays. Cela signifie que les citoyens saoudiens et d’autres observateurs pourront suivre attentivement sa progression. Les enjeux sont donc plus importants », relève Robert Mogielnicki.

    Le retard pris par un autre gigaprojet, Qiddiya, situé dans le désert à quelques dizaines de kilomètres de Riyad, a été remarqué. Cet immense complexe de divertissement de 334 km² devait accueillir le prochain circuit de Formule 1 dès 2024, mais le Grand Prix d’Arabie saoudite devrait finalement se disputer à Djeddah jusqu’en 2027.

    Mais contrairement à ce dernier ou à Neom, New Murabba a un atout majeur pour s’achever en 2030, comme le prévoient les autorités saoudiennes. « C’est un projet pour Riyad et non dans le désert, c’est-à-dire là où se trouvent les gens… Ce qui me semble moins risqué », estime Roman Stadnicki, géographe, maître de conférences à l’Université de Tours et chercheur associé au Centre français de recherches sur la péninsule arabique (CEFREPA).

    « L’humanité dans une seule unité d’espace et de temps »

    Au-delà de la transformation de l’économie du royaume, c’est un projet politique qu’incarne le New Murabba selon Alain Musset, pour qui « l’idée est de transformer l’économie de l’Arabie saoudite pour en faire le centre global d’une nouvelle humanité. »

    Spécialiste de l’urbanisme, ce géographe est également l’auteur de Station Métropolis Direction Coruscant (Le Bélial), ouvrage dans lequel il s’intéresse aux villes de la science-fiction. Et côté science-fiction dans la vidéo promotionnelle de New Murabba, on est servis : alors que les faces du Mukaab et la tour hélicoïdale en son sein s’érigent, on voit apparaître des vaisseaux volants type Star Wars, ou encore des dragons et des montagnes volantes, sortis tout droit d’Avatar, le blockbuster de James Cameron.

    Plus que de l’esbrouffe, ces images sont un aperçu du système holographique que doit ​accueillir cet immense cube, destiné à devenir « la première destination immersive et expérientielle au monde ».

    L’environnement visuel des lieux pourrait ainsi être modifié à volonté, passant du désert à la jungle en un clin d’œil. « Il y a clairement l’idée de renfermer l’humanité dans une seule unité d’espace et de temps, cela fait penser à The World Inside, la nouvelle de Robert Silverberg, une dystopie dans laquelle les gens vivent toute leur vie dans le même endroit… », analyse Alain Musset. L’universitaire voit dans ce projet « une inspiration mystique de transformation du monde », qui « ne peut être compris sans l’aspect religieux ».

    Une nouvelle Kaaba ?

    Avant de devenir un jour ce concentré de technologie, le Mukaab est déjà un objet de polémique. La forme choisie a retenu l’attention de plusieurs observateurs critiques du royaume, y voyant une ressemblance avec la Kaaba, lieu le plus sacré de l’islam, à La Mecque, à 900 km à l’ouest de Riyad.

    Murtaza Hussain, journaliste à The Intercept, un magazine en ligne d’investigation ; Abdullah Al-Aoudh, le directeur du Golfe à Democracy for the Arab World Now (DAWN), une association créée par Jamal Khashoggi ; ou encore d’As’ad Abu Khalil, professeur associé à l’université de Californie à Berkeley : tous ont raillé une « kaaba du divertissement », le dernier ironisant : « Il semble que [le prince héritier] soit en train de construire sa Kaaba. Va-t-il l’imposer aux fidèles comme nouvelle qibla [direction de la prière] ?

    Pour le rédacteur en chef d’ Arab News , Faisal J. Abbas, ces critiques sont le fait de « complotistes », qui tentent ainsi « de discréditer et de jeter le doute sur les réformes majeures que le prince héritier Mohammed ben Salmane a mises en place ». Il est vrai que les formes géométriques sont caractéristiques du courant architectural du Nejd, la région centrale de l’Arabie Saoudite.

    Mais le nom même du projet prête à interprétation. « New Murabba » est une référence claire au « Murabba », le palais royal construit à Riyad par Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, dit Ibn Seoud, premier roi de l’Arabie Saoudite moderne et ancêtre du prince héritier. Ce qui fait dire à Alain Musset que « MBS s’inscrit dans une perspective géo-historique. Il se dit : “Il a construit l’Arabie, je construis la nouvelle Arabie”. »

    En 2022, MBS a d’ailleurs fait changer la date du jour férié national. Une façon de centrer un peu plus le récit national autour de sa famille régnante, et d’éloigner l’héritage de Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), prédicateur à l’origine du wahhabisme qui avait forgé une alliance avec Ibn Séoud afin de permettre l’expansion de l’Arabie saoudite dans la région.

    Des résistances internes

    Ces tensions entre une Arabie saoudite réformée et une ligne plus conservatrice fondée sur la doctrine religieuse du wahhabisme, pourraient être perceptibles au sein de New Murabba, selon Alain Musset. « Ce que propose Mohammed ben Salmane, c’est une révolution civilisationnelle. Le but est d’attirer en Arabie saoudite les meilleurs et les plus intelligents. Le problème c’est que ceux qui vont venir dans ces bulles de prospérité sont des gens qui ne vont pas partager la vision culturelle et religieuse de l’islam. Et je ne suis pas persuadé que les Saoudiens ont envie de côtoyer des hordes de mécréants », analyse l’universitaire.

    Au sein de l’élite saoudienne, des voix dissonantes se font de plus en plus entendre, concernant la gestion du fonds souverain notamment. MBS, président du fonds souverain de l’Arabie Saoudite depuis 2015, a fait décoller le rendement des actions en 2021 grâce au « stock-picking », une stratégie financière qui consiste en la sélection des valeurs du marché les plus prometteuses. Le fonds a par exemple investi massivement dans des éditeurs de jeux vidéo, des constructeurs de voitures de luxe et une équipe de football anglaise.

    Mais si le risque rapporte, il peut aussi coûter. La valeur du constructeur de voitures électriques Lucid s’est récemment effondrée, faisant perdre 6,8 milliards en valeur au fonds. Et le principal pari du prince héritier, un engagement de 45 milliards de dollars dans le Vision Fund de SoftBank pris en 2017, n’a pas non plus tenu ses promesses. Au moment de renflouer l’entreprise de Jared Kushner, gendre de Donald Trump, les responsables du fonds ont émis des doutes, critiquant ouvertement les choix du prince héritier qui n’hésite pas à se servir du PIF à des fins géopolitiques.

    Autant d’éléments qui pourraient compromettre la réussite de New Murabba et ainsi fragiliser le prince héritier. « Il a les moyens de faire taire les tensions. On a vu ce qui peut arriver à un journaliste un peu indépendant… », rappelle Alain Musset, en référence à l’assassinat de Jamal Khashoggi, dont le prince héritier serait le commanditaire selon Washington.

    Signe d’un durcissement du régime, les tribunaux du royaume infligent des peines plus sévères que jamais aux citoyens qui critiquent le gouvernement, de simples prises de paroles sur les réseaux sociaux se terminant par des peines de prison allant de 15 à 45 ans.

    — 15 avril 2024 —